CHAPITRE III
Trahison
Le lendemain de l’immixtion de Vas Kor dans la suite de Carthoris, une grande excitation régnait dans les deux cités jumelles et tout particulièrement chez le prince d’Hélium. Les rumeurs étaient parvenues de l’enlèvement de Thuvia de Ptarth à la cour de son père et le bruit courait que Carthoris devait en savoir davantage sur la question, sur les circonstances de l’enlèvement ainsi que sur l’endroit exact où la princesse se trouvait !
Carthoris était dans la salle de conseil de John Carter, Seigneur de Guerre de Mars, en compagnie de Tardos Mors, Jeddak d’Hélium et de son fils Mors Kajak, jed de la Petite Hélium. Avec eux se trouvaient également rassemblés une vingtaine des plus grandes notabilités de l’Empire.
John Carter parlait :
— Il ne doit y avoir aucun conflit ouvert entre Ptarth et Hélium mon fils, disait John Carter. Que tu sois innocent de toute charge dont les insinuations t’accablent, nous le savons ; mais Thuvan Dihn doit en être informé au plus tôt.
Une seule personne peut l’en convaincre, et c’est toi-même. Tu dois partir très rapidement à destination du palais et la cour de Ptarth.
Porte en toi l’autorité du Seigneur de Guerre de Barsoom ainsi que celle du Jeddak d’Hélium ; mets à sa disposition toutes les ressources des puissances alliées, afin d’aider Thuvan Dihn à punir les auteurs de ce rapt, quels qu’ils soient.
Va ! Je sais qu’il n’est nul besoin de te demander la plus grande célérité, c’est une nécessité !
Carthoris quitta la salle du conseil et se hâta vers son palais.
Là, il trouva ses esclaves faisant diligence pour préparer le départ de leur maître. Plusieurs d’entre eux étaient penchés sur l’appareil volant à très grande vitesse qui devait l’emporter le plus rapidement possible vers la cour de Ptarth.
Tout fut prêt dans un délai des plus rapides, seuls deux hommes armés restèrent de garde. Le soleil allait se coucher, baissant rapidement à l’horizon. Bientôt l’obscurité aurait tout envahi et envelopperait le moindre objet.
L’un des deux gardes était un géant avec une joue sillonnée d’une fine balafre s’étirant de la tempe au bord de la bouche. Il s’approcha de son compagnon, le regard dirigé vers le haut, au-delà de lui. Arrivé à sa proximité, il s’exclama :
— Mais quel est cet étrange appareil qui arrive ?
L’autre, surpris, se retourna pour examiner le ciel dans la direction que son compagnon avait fixée en approchant. Il avait à peine eu le temps de tourner le dos au géant, que ce dernier lui plongeait sa courte épée dans le dos, sous la partie métallique servant d’armure, la lame allant directement au cœur.
Le soldat s’écroula sans un mot, raide mort. Prestement, le meurtrier traîna le corps dans un recoin sombre du hangar. Puis il revint vers l’appareil.
Tirant alors une petite clé très ouvragée de son étui de cuir pendu à son harnais, il ouvrit le couvercle de la partie droite du cadran, contrôlant le compas menant à destination. Il en étudia le mécanisme durant un petit moment ; il remit ensuite le cadran à sa place et pointa l’aiguille dans une autre direction, il souleva à nouveau le couvercle pour étudier les modifications amenées au mécanisme.
Un sourire se dessina alors sur ses lèvres. Avec des pinces coupantes il sectionna la partie faisant saillie s’étendant à travers le cadran pour rejoindre l’aiguille extérieure.
De sorte que l’aiguille pouvait être pointée sur n’importe quelle direction sans que le mécanisme situé en dessous soit en rien affecté. Autrement dit, tout l’hémisphère oriental déconnecté était hors d’usage.
Puis il fixa son attention sur la partie occidentale de l’hémisphère concernant la portion gauche du cadran. Il en ouvrit également le couvercle. Avec un outil adéquat, il trafiqua le mécanisme, coupant également le contact qui arrivait jusqu’à l’aiguille.
Il remit prestement le couvercle en place et reprit sa faction, comme si rien d’anormal ne s’était produit. Aucune trace de ce qu’il avait trafiqué n’était visible ; de sorte que la direction indiquée par l’aiguille était en réalité totalement inopérante. Le compas se trouvait réglé sur une toute autre cible qu’absolument rien ne pouvait plus modifier. Une cible prédéterminée et choisie par le prétendu « esclave ».
Carthoris arriva, accompagné par une poignée de gens appartenant à sa suite. Il ne jeta qu’un bref coup d’œil sur l’unique garde. Les lèvres minces à l’expression cruelle, ainsi que la balafre évoquèrent fugacement une sorte de souvenir désagréable dans l’esprit de Carthoris et il se demanda où Saran Tal avait bien pu le dénicher. Mais ce ne fut qu’un très bref instant et ses pensées se trouvèrent enfouies dans une foule d’autres préoccupations. Un instant après, le prince d’Hélium riait et bavardait avec ses compagnons, encore que dans son for intérieur il eut le cœur glacé par la crainte, à la pensée du sort de Thuvia de Ptarth, fou d’inquiétude de ce qui pouvait lui être advenu et qu’il ne pouvait absolument pas déterminer dans l’état actuel des choses.
Évidemment, sa première pensée avait été que Astok de Dusar était le coupable, le ravisseur de la belle princesse de Ptarth ; mais simultanément, arrivaient des informations sur les fêtes organisées à Dusar pour le retour du fils du Jeddak à la cour de son père.
Ce ne pouvait donc être lui, réfléchissait Carthoris, puisque la nuit même où Thuvia avait été enlevée Astok, se trouvait à Dusar. Et pourtant !
Il pénétra dans l’appareil, échangeant des propos anodins avec ses compagnons ; il débloqua le dispositif fixant l’aiguille du compas, l’amenant à sa destination : la ville de Ptarth.
Un mot d’adieu suivi de vœux de bon voyage et il actionna le bouton commandant les rayons répulsifs soulevant tel une plume, l’aéronef dans les airs. L’engin bondit vers l’avant dès qu’il eut effleuré du doigt un second bouton, les hélices se mettant à vrombir tandis qu’il tirait sur le levier de vitesse. Carthoris fut bientôt en plein milieu de la nuit magnifique sous les deux lunes du ciel martien, se ruant à travers l’espace et les millions d’étoiles scintillantes de ce ciel noir.
Sitôt que l’appareil eut pris sa direction et atteint la pleine vitesse, le pilote s’enveloppa dans ses soieries et ses fourrures, s’étendit de tout son long sur le pont étroit et chercha à s’endormir.
Mais le sommeil ne venait pas ainsi à volonté.
Bien au contraire ; ses pensées se bousculèrent dans sa tête, chassant toute possibilité de sommeil. Il se remémorait les mots de Thuvia, paroles qui en réalité l’assuraient qu’elle l’aimait. Quand il lui avait demandé directement si elle aimait Kulan Tith, elle s’était contentée de répondre vaguement « qu’elle lui était promise ».
Il comprenait clairement maintenant que cette réponse n’était qu’une phrase calculée ; on pouvait parfaitement la considérer comme un aveu de non-amour à l’égard de Kulan Tith et par voie de conséquences, l’interpréter en une preuve d’amour réel envers quelqu’un d’autre.
Mais quelle assurance avait-il que cet autre était bien Carthoris d’Hélium ?
Plus il réfléchissait objectivement, plus il trouvait dans les mots qu’elle avait prononcés une certitude qu’elle ne l’aimait pas, ainsi d’ailleurs que dans ses gestes et ses actes. Non ! elle ne lui portait aucun amour ; c’est un autre qu’elle aimait. Dans le fond elle n’avait pas été enlevée, elle avait volontairement fui avec son amoureux !
C’est avec de telles pensées alternant en lui avec désespoir et rage, que Carthoris finit par plonger dans le sommeil, complètement épuisé mentalement.
L’apparition soudaine de l’aube se fit, alors qu’il dormait encore profondément. Son appareil abordait à folle allure une plaine vide couleur ocre, le fond d’un océan depuis longtemps disparu et formant un monde terriblement vieilli.
À quelque distance, une chaîne de collines relativement basses s’élevait. Se rapprochant, on pouvait parfaitement distinguer un grand promontoire qui les plongeait à la surface de ce qui avait dû être un puissant océan et dans sa bouche immense, ce qui avait sans doute été un vaste port totalement oublié d’une ville non moins oubliée encore, laquelle projetait hors de ses immenses quais déserts des piles gigantesques et imposantes, d’une architecture merveilleuse d’un bien lointain passé, depuis fort longtemps révolu.
Sur un très grand bâtiment les surplombant, un nombre incalculable de mornes fenêtres, vides et désespérées, brillaient comme autant d’étoiles laissant apparaître, au fond, des murs de marbre blanc. Tous les immeubles de la cité morte donnaient l’apparence de monticules éparpillés faits de têtes de morts blanchies par le soleil, dont les ouvertures dénuées de leurs ornements ressemblaient à des orbites vides et les portails à des mâchoires grimaçantes munies de dents figurées par les portes monumentales.
L’appareil se rapprochait de plus en plus, sa vitesse ralentissant progressivement. Et pourtant ce n’était pas du tout la destination voulue par l’occupant : Ptarth !
L’aéronef s’arrêta de lui-même au-dessus de la grande place et se mit à faire automatiquement les manœuvres nécessaires à « l’amarssissement ». Arrivé à une centaine de mètres du sol, il fit carrément du sur place, flottant doucement dans les airs. C’est alors qu’un signal d’alarme retentit dans les oreilles du dormeur.
Carthoris bondit sur ses pieds et se mit à regarder le paysage qui se présentait à ses yeux. Bien loin de contempler la métropole de Ptarth, comme il s’y attendait, avec un patrouilleur aérien venu à ses côtés pour l’escorter, que découvrait-il stupéfait ?
Une grande cité, certes ! Mais nullement Ptarth ! Pas de foule surgissant de toutes les larges avenues convergentes. Des toits aux rez-de-chaussée, aucun signe de vie ne s’élevait de cette monotonie : pas de soieries somptueuses, ni de fourrures sans prix ne venaient mettre vie et couleur à cette accumulation froide de marbre et d’ersite brillante.
Il n’y avait aucun navire de patrouille pour l’accueillir. Tout n’était que silence absolu, vide total imprégnant l’air ambiant.
Qu’était-il arrivé ?
Carthoris examina attentivement l’aiguille du compas : elle était bien dirigée vers Ptarth. Quelqu’un de sa force intellectuelle l’aurait-il trahi ? Il ne pouvait le croire.
Il se hâta de déverrouiller le couvercle, le rabattant autour de ses gonds. Un simple coup d’œil lui révéla la vérité ou du moins, une bonne partie : la pointe d’acier correspondant à la destination, actionnée par l’extrémité de l’aiguille sur le cadran, avait été déconnectée.
Qui avait pu faire cela… et comment y était-il parvenu ? Carthoris ne pouvait avancer le moindre soupçon.
Il devait savoir maintenant dans quelle partie de Mars il se trouvait, puis reprendre son voyage interrompu pour gagner son objectif.
Si le seul but de son ennemi avait été de le retarder, il avait parfaitement réussi, pensa Carthoris en ouvrant le deuxième capot, le premier ayant montré son aiguille complètement déconnectée. Il découvrit que la pointe d’acier relative au second cadran se trouvait également débranchée ; mais, auparavant, le mécanisme de contrôle avait été réglé volontairement sur un point de l’hémisphère ouest.
Il venait juste de se situer à peu près comme étant quelque part au sud-ouest d’Hélium, à une distance considérable de la cité jumelle, quand les cris d’une femme s’élevèrent au-dessous de lui, et le firent se précipiter pour regarder par-dessus bord.
En se penchant au-dessus d’un des côtés de l’esquif, il vit une jeune femme Rouge traînée à travers la place par un énorme guerrier vert… un de ces féroces et cruels habitants des anciens fonds marins desséchés et des cités mortes de Mars : la « planète mourante ».
Carthoris n’attendit pas d’en voir davantage. Se précipitant devant le tableau de bord, il envoya son appareil se poser comme une véritable plume, en direction du sol.
L’Homme-Vert essayait d’amener rapidement sa captive vers un immense thoat broutant la végétation ocre seul vestige de la pelouse écarlate qui avait naguère magnifié la place de sa splendeur. Tout à coup une douzaine d’Hommes-Rouges bondirent, sortant d’un palais d’ersite tout proche de là. Ils poursuivaient le ravisseur, leurs épées dégainées, en poussant des vociférations et des cris rageurs d’avertissements.
La femme, en se débattant, tourna son visage pour regarder le vaisseau qui descendait vers elle ; d’un bref coup d’œil Carthoris vit son visage : c’était Thuvia de Ptarth !